Le Seigneur se tourna vers [Gédéon] et dit : « Va avec cette force que tu as et sauve Israël de Madiân. Oui, c’est moi qui t’envoie ». Mais Gédéon lui dit : « Pardon, mon seigneur, comment sauverai-je Israël ? Mon clan est le plus faible en Manassé, et moi je suis le plus jeune dans la maison de mon père ! ». Le Seigneur lui répondit : « Je serai avec toi, et ainsi tu battras les Madianites tous ensemble. » Jg 6,14-16[i]
La torture fait partie des pires manifestations du mal. Quelles que soient ses options spirituelles, celui qui est engagé dans le combat contre la pratique de la torture se sent parfois en situation de faiblesse. Une force en lui le pousse cependant à persévérer. Quelle faiblesse, quelle force ?
L’ACAT, une expérience de la fragilité
Militants des droits humains, adhérents et salariés de l’ACAT, nous nous sentons parfois bien faibles, bien fragiles face à la bête à laquelle nous nous attaquons. L’appartenance à une association qui nous accompagne atténue ce sentiment d’impuissance ; néanmoins le ressenti ou la peur de notre faiblesse reste assez puissant pour que nous ayons à faire un effort pour ne pas nous décourager. Quelles sont les causes de ce sentiment et de ce doute ? Sûrement l’inadéquation ressentie entre ce que nous sommes et la tâche à accomplir : qui sommes- nous pour aller vers des chefs d’Etat, des chefs de guerre, des juges, des responsables de l’ordre public et leur rappeler que la torture est un interdit absolu, qu’ils doivent en libérer les victimes et leur faire justice ? C’est Moïse demandant à Dieu : « Qui suis-je pour aller vers Pharaon et faire sortir d’Egypte les fils d’Israël ? » (Ex 3,11). Également la crainte de pouvoir être trop peu nombreux, trop isolés ou minoritaires face à des forces politiques puissantes : nous sommes pleins de bonne volonté, mais où sont nos soutiens puissants ? C’est Gédéon à qui Dieu enjoint d’aller sauver Israël tombé sous la coupe des Madianites et qui objecte : « Pardon, mon seigneur, comment sauverai-je Israël ? Mon clan est le plus faible en Manassé, et moi je suis le plus jeune dans la maison de mon père ! » (Jg 6,15). Il y a également ce que l’on pourrait appeler le complexe des Danaïdes : le constat que les résultats positifs obtenus sont souvent fragiles et qu’il faut sans cesse repartir à l’attaque, sans céder au découragement.
Ces faiblesses, ces fragilités n’éteignent pas le ressenti d’une force qui nous pousse à persévérer. Cette force que mentionne Dieu lorsqu’il dit à Gédéon (Jg 6,14.16) : « Va avec cette force que tu as ». Et Dieu ajoute : « Oui c’est moi qui t’envoie…. Je serai avec toi. »
La force qui est en nous
Cette force est là, en chacun de nous, au moins potentiellement. Elle se déploie dans la foi en la Parole de Dieu (« Oui, c’est moi qui t’envoie. Je serai avec toi ») et dans l’espérance (pour Gédéon, pour Moïse, c’est le salut d’Israël ; pour les chrétiens, le second avènement du Christ). Elle s’entretient dans la prière. Regardons Jésus ! Il n’entreprend jamais rien sans prier son Père, parfois des nuits entières (Lc 6,12 ; Mc 6,47 ; Mt 26,36-44 ; Jn 17,1-26). Il est à l’écoute du Père dans l’unité de l’Esprit saint. En Jean 5,19, il dit ne rien faire de lui-même mais agir en parfaite unité avec le Père. Et plus loin : « Je ne peux, moi, rien faire de moi-même. D’après ce que j’entends, je juge, et mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas ma volonté à moi, mais la volonté de celui qui m’a donné mission. » (Jean 5,30) Et ce qu’il fait le conduit non pas à la gloire terrestre, au pouvoir, à la richesse, mais au don de sa vie dans un procès inique, la torture et la mise à mort, un enchaînement qui a les apparences d’un échec lamentable. Un échec que, aux yeux de beaucoup, l’annonce de la Résurrection n’efface pas.
Et voilà qu’avant de rejoindre son Père, il nous demande de prendre sa suite et d’agir en unité avec lui dans l’Esprit saint : « Paix à vous ! Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous donne mission. Et, cela dit, il souffle et leur dit : « Recevez l’Esprit saint. » » (Jn 20,21-22)
L’Esprit saint nous donne force et courage. Parlant de l’Esprit saint, le Rouach ha-godesh dont il est question dès le second verset de la Genèse, Elisabeth Smadja, juive hassidique convertie au catholicisme écrit ces lignes bouleversantes : « On le retrouve ensuite à l’époque des juges, des prophètes et des rois. Il saisit « par derrière » des hommes à leur insu, les sortant d’une vie « sans esprit » pour les faire entrer dans l’intimité du Dieu Vivant. Ce n’est pas donné à tout le monde, c’est un privilège dont ne bénéficie pas le reste du peuple. C’est en écrivant ces mots que je me suis rendu compte que, finalement, la nouvelle la plus extraordinaire du christianisme, c’était le don du Saint Esprit à tout un chacun. Par le baptême, chaque homme reçoit le Saint Esprit. Nous n’avons pas assez conscience de cette force, de ce feu qui nous est donné et que nous laissons dormir au fond de nous. J’ai alors pensé que pour éveiller l’Esprit en moi, il me fallait le prier, me rendre de plus en plus sensible à sa présence, mettre mon souffle dans Son souffle. Lorsque Dieu créa Adam, le premier homme, Il souffla sur sa face « nichmat Haim » (un esprit de vie) et l’homme devint une créature vivante. Une vie naturelle nous est donnée, mais nous sommes appelés à plus, à une vie surnaturelle, à enfanter dans l’Esprit Saint le Fils de Dieu que nous portons en nous. »[ii]
Une force propre à toute femme et à tout homme
La manifestation de la force, du courage, du feu visiblement communiqués par l’Esprit saint nous pouvons l’observer chez des femmes et des hommes de tous horizons spirituels, en révolte contre l’injustice, les atteintes à la dignité humaine (se proclamant éventuellement anti-chrétiens, à cause du contexte dans lequel ils se trouvent). Comment ne pas évoquer à leur propos les béatitudes en Matthieu 5,6.10 : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés… Heureux les persécutés à cause de la justice : à eux est le royaume des cieux ! » ? Dans sa traduction de la Bible, Chouraqui n’emploie pas le terme « Heureux » mais l’expression « En marche » car, dit-il en note, le mot hébreu ashréi « évoque la rectitude de l’homme en marche sur une route qui va droit vers IHVH[iii] ». Et dans 1 R 10,8, il note : « ashrei debout, en marche ! L’expression traduit la joie qui naîtra une fois le but atteint. » Des femmes et des hommes en marche, en bonne voie, en mission ! Dans la mouvance de l’Esprit saint ? Et parfois dans des conditions dramatiques ! Comment ne pas évoquer le courage surhumain d’opposants aux enfers institués par des régimes de tout poil qui ont marqué l’histoire récente, pour s’en tenir à ce qui est encore immédiatement accessible à nos mémoires fragiles ou à éclipse : colonialisme, nazisme, fascisme, communisme, régimes d’apartheid, dictatures grecques, turques, sud-américaines, répressions et génocides divers. Des femmes et des hommes ont résisté, tenu bon, suffisamment détachés d’eux-mêmes pour qu’on ne doute pas un instant qu’ils étaient bien dans la mouvance de l’Esprit saint. De ces femmes et de ces hommes, il en existe à toutes les époques. Parfois à leur insu, ils marchent dans les pas de Jésus, solidement ancrés dans le triomphe de la vie (« Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie » Jn 14,6), et non dans une œuvre de mort comme les tortionnaires ou encore les terroristes assassins au nom de leur dieu (le blasphème suprême !).
Les chrétiens sont tous appelés à lutter contre le mal donc contre la torture
Les mauvais traitements et la torture visent précisément à briser dans les victimes la force qui est en elles. C’est une action de déshumanisation de la victime et du tortionnaire. Beaucoup de victimes sont des défenseurs des droits humains, et les autres sont des citoyens coupables de délits divers ou accusés à tort. La Nuit des veilleurs est une occasion de nous souvenir que, chrétiens, nous sommes tous appelés à intervenir auprès des autorités pour la libération de ces victimes et à solliciter pour elles, auprès du Père, au nom du Fils, le renfort, le soutien et l’assistance de l’Esprit saint pour obtenir leur délivrance et la justice qui leur est due. Et à tenir bon dans cet engagement, à affronter notre faiblesse, la faiblesse des disciples à Gethsémani : « Seigneur, nous sommes comme les disciples, endormis dans le jardin de Gethsémani. Nous sommes si faibles. Si peu fiables. Si peu présents dans nos prières. Incapables sans doute d’atténuer ce sentiment de solitude du supplicié dont le dos est maintenant broyé par le bois de la croix. Et pourtant, humblement, nous nous mettons en route à tes côtés. »[iv]
[i] Sauf spécifié autrement, les citations de l’Ancien Testament sont tirées de la Traduction Œcuménique de la Bible (Le Cerf, 1984). Les citations des Evangiles sont prises dans la traduction de Sœur Jeanne d’Arc (Desclée de Brower, 1993).
[ii] Elisabeth Smadja. Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (Du judaïsme hassidique au catholicisme. Histoire d’une rencontre). F.-X. de Guibert, 2007, pp. 119-120.
[iii] Translation en caractères latins du tétragramme hébraïque (yod, hé, waw, hé), nom de Dieu qu’il est défendu de prononcer et traduit dans les versions chrétiennes de la Bible par « Le Seigneur » ou « L’Eternel ».
[iv] Marc Zarrouati. La Croix : chemin de libération (Un chemin de croix à Saint-Sernin), Artège, 2010, p.7.