Le mensonge étant le socle du mal [Le serpent m’a trompée et j’ai mangé (Gn 3,13)], la vérité a toujours été maltraitée dans l’histoire de l’humanité. Notre époque n’y échappe pas. Déroutés par les crises et les mutations du monde, de plus en plus nombreux sont ceux qui se raccrochent à des simplismes à base de courants complotistes et de fake news véhiculés par les réseaux sociaux et alimentant un néo-populisme marqué d’hyper individualisme. Pleins de ressentiment et de colère, ces courants incitent à la haine, à la violence envers les autorités ou l’autre différent. Ils peuvent mener à des atteintes aux droits humains sous forme de harcèlement, de traitements cruels, inhumains ou dégradants, voire de tortures. L’ACAT est donc concernée par ce déchainement du mensonge, et l’a dénoncé dans son Appel à la vigilance.
La vérité est souvent difficile à cerner. Les avancées de l’esprit humain débouchent sur des positions, des théories dont seule une partie sera reconnue vraie au crible de l’expérience ; une autre partie d’abord reconnue vraie s’avèrera erronée à un autre stade de l’évolution. Une vérité a besoin de temps pour être reconnue. Dans l’immédiateté d’une action, comment discerner le vrai du faux ? C’est la situation de Pilate au procès de Jésus, et sans doute tout au long de sa carrière : « Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18,38). Pilate sait que le jeu politique est pétri de vérités antagonistes, il en vient à douter de l’existence même de la vérité. Or Jésus vient de lui affirmer que la vérité existe : « Ma royauté n’est pas de ce monde. […]. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix » (Jn 18,36-37). Jésus se présente en témoin de la vérité jusqu’au martyre. Mais il ne répond pas à la question de Pilate.
Quelques jours auparavant, après son entrée triomphale à Jérusalem, Jésus évoque avec ses disciples son prochain départ. Thomas demande : « Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas, comment en connaîtrions-nous le chemin ? ». Jésus répond : « Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi. Si vous me connaissiez, vous connaitriez aussi mon Père. Dès à présent vous le connaissez et vous l’avez vu. » (Jn 14, 5-7).
Le Christ identifie et le chemin et la vérité et la vie à sa personne. Il est le chemin de vérité vers la vie en Dieu. On trouve ce chemin en suivant le Christ, en marchant derrière lui. C’est ce qu’ont fait ses disciples. Est-ce si simple ? Souvenons-nous de Pierre quand Jésus annonce qu’il doit aller à Jérusalem, beaucoup souffrir et être tué : « Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander, en disant : « Dieu t’en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t’arrivera pas ! » Mais lui, se tournant, dit à Pierre : « Retire-toi ! Derrière moi, Satan ! Tu es pour moi occasion de chute, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ! » » (Mt 16, 22-23). Pierre se voit traité de satan, le diable, qualifié ailleurs par Jésus de « menteur et père du mensonge » (Jn 8,44). Peu avant, pour avoir proclamé que Jésus est le Christ, le Fils du Dieu vivant, il s’était vu qualifié de pierre sur laquelle sera bâtie une Eglise plus forte que les puissances du mal et de la mort, et promettre les clés du royaume des cieux. Le faux-pas de Pierre ne concerne-t-il pas aussi toute l’histoire des chrétiens, y compris aujourd’hui ? Comment discerner les idées de Dieu des idées des hommes quand on a entrepris, comme Pierre, de suivre le Christ ?
S’interrogeant sur comment, dans l’église catholique, on en était arrivé à ne pas dénoncer les abus criminels commis par des clercs et des laïcs depuis des décennies, le Frère dominicain Gilles Berceville écrit : « Je pense que l’on ne promeut pas assez l’autonomie des personnes. On ne forme pas suffisamment au discernement moral. Ce discernement doit être exercé à partir du souci de l’autre et de son respect inconditionnel. Si les personnes ne sont pas habituées à interroger leur conscience, et si leur conscience n’est pas formée à placer au-dessus de tout le respect d’autrui, elles risquent de devenir indifférentes à ce qui est vraiment le mal, à n’en éprouver aucun remords. » (La Croix, 8/11/2021, p. 22).
L’histoire montre que la religion, y compris le christianisme, n’a souvent pas la capacité d’empêcher des conflits épouvantables où se confrontent des vérités érigées au rang d’absolus. Et quand cet absolu est Dieu, ses défenseurs, ivres d’un orgueil démesuré, s’enferrent dans des combats auxquels il est très difficile de mettre fin. Le Christ ne demande pas cela, mais d’accueillir la vérité qu’il incarne. Suivre le Chemin de la Vérité vers la Vie en Dieu exige non pas l’orgueil des fous de Dieu mais l’humilité, exclut hypocrisie et faux-semblants : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il renonce à lui-même et prenne sa croix, et qu’il me suive. En effet quiconque veut sauver sa vie, la perdra ; mais quiconque perd sa vie à cause de moi, l’assurera. Et quel avantage l’homme aura-t-il à gagner le monde entier, s’il le paye de sa vie ? Ou bien que donnera l’homme qui ait la valeur de sa vie ? Car le Fils de l’homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père ; et alors il rendra à chacun selon sa conduite » (Mt 16, 24-27 ; voir aussi Lc 9, 23-26).
Membres de l’ACAT nous nous invitons, en tant que chrétiens, au cœur de conflits de forme et d’intensité diverses, dans lesquels les droits élémentaires, voire vitaux, d’hommes, de femmes, d’enfants sont niés. L’ACAT œuvre pour la justice. Elle dévoile et analyse les vérités en présence, celle des victimes et celle des auteurs des atteintes aux droits. En s’appuyant sur les traités internationaux, elle met les responsables face à leur hypocrisie, tente de changer leur regard sur les victimes en rappelant la justesse ou le droit de leur cause, rappelle que la torture est un interdit absolu et jamais un instrument de justice, que punir de mort constitue un crime. Ne pas laisser impunis les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, les tortures et les mauvais traitements, c’est mettre les responsables face à la vérité de leurs ignominies et leur ouvrir un possible chemin de rédemption. Rétablir les victimes en vérité dans leur droit et les indemniser, c’est leur permettre, à elles et éventuellement à leur entourage, de retrouver une juste perception de leur propre dignité. Sensibiliser les chrétiens pour qu’ils tournent leur regard vers les victimes, c’est leur rappeler que les personnes en situation de détresse se trouvent sur le chemin de Jésus et qu’il s’est identifié à elles : « En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait » (Mt 25,45).
Dans la vie de prière inhérente à l’ACAT, la Nuit des veilleurs est un moment privilégié pour confier au Seigneur les victimes, les bourreaux, ceux qui se sentent concernés par le drame de la torture et des massacres et ceux qu’il laisse indifférents, et demander que l’Esprit de vérité fasse en chacun son chemin de vie pour l’avènement d’une humanité plus juste, plus humaine.